" Le cow-boy est sans doute notre dernier personnage mythique, notre dernier Lancelot, à la recherche de quelque hypothétique Graal. C'est ce sens implicite du western qu'exploite Jodorowsky (...) En lui donnant un contenu précis : la quête de son héros, justicier vêtu de noir, est celle d'une perfection définie par les mystiques, religieuses ou philosophiques. Ainsi le western, mythe occidental par excellence, devient-il le lieu où se réalise toute une tradition orientale. Gageure, certes, et qui n'est ici tenue que parce que Jodorowsky est un peu, dans sa chair même, un homme universel.
El Topo, au début du film, est l'ange exterminateur. Il vient de tuer impitoyablement une troupe de bandits responsables du massacre de tout un village. Justice et droit incarnés, il rêve d'atteindre encore plus haut. A la perfection totale. Une femme lui souffle la voie à suivre : défier et défaire quatre maîtres, invaincus à ce jour. Il y parvient, grâce à sa ruse. Mais le dernier lui vole sa victoire : il se tue lui-même. El Topo comprend alors l'inanité de sa quête, inspirée par l'orgueil et la volonté de puissance. Justicier, il a versé le sang dans tout le pays. Candidat à la sainteté, il n'a fait que s’enfoncer dans l'erreur. Il apprend le prix du renoncement et rêve d'expiation (...)
El Topo fourmille de symboles, de signes, empruntés, explicitement ou implicitement, à la Bible ou au bouddhisme Zen. L’histoire même du tunnel (et sa conclusion) est la traduction à l'écran d’une histoire Zen très ancienne, celle de Zenkai, fils de samouraï. Et le film est divisé en plusieurs parties dont chacune porte le nom d'un livre de la Bible.
Et pourtant El Topo n'est pas un jeu de pistes, rempli de messages à déchiffrer. Si ces symboles sont là, c'est que, pour Jodorowsky, ils représentent quelque chose de vital, de profondément vrai. Inutile, donc, de chercher des clés : on perdrait en cours de route le propos du film qui est de pous faire ressentir dans notre chair l'aventure, la quête d’El Topo.
Rarement film aura été autant physique. Le sang coule abondamment et sans doute, sa vue sera-t-elle insupportable à certains. El Topo, versant le sang au nom de la justice et de la sainteté, perd en fait sa vie. Cela, le spectateur le sent physiquement : son écœurement rejoint la prise de conscience d'El Topo, et son désir d'expiation. L'origine sud-américaine de Jodorowsky joue sans doute ici un grand rôle : on pense à la violence d'un Glauber Rocha (toute rituelle), dont l'Antonio das Mortes est bien proche d'El Topo.
Les monstres sont de même la concrétisation de toute la misère du monde. Pas besoin de discours sur le mal : il est là, sur l’écran, sous sa forme la plus horrible. Et le spectateur ne peut qu'accompagner El Topo dans son entreprise de salut (...)
Moins sophistiqué que La Montagne sacrée, El Topo se reçoit comme un coup de poing. Film physique, il pénètre les fibres de notre corps. Et y résonne longuement. Tour à tour épique, émouvant, drôle, tragique, il nous emmène, au rythme d’images absolument splendides, pour un terrible voyage au fond de nous- mêmes. De nos raisons de vivre et de mourir. Un voyage où se retrouvent à la fois la violence, la luxuriance et le profond désespoir de certains livres de la Bible. C’est dire qu'El Topo est un film majeur. "
Alain Remond, 26/11/1975