" Que peut-il faire, Nanni Moretti, à Rome, l'été, quand il fait beau et chaud, quand les cinémas de la ville n'affichent que des films comme Sexe, amour et pâturages, Désirs bestiaux, Blanche-Neige et les sept nègres ? Ou des films sanglants comme Henry, portrait d'un serial killer, qu'il a visiblement dans le collimateur ? Eh bien, il roule sur sa Vespa dans la ville et sa banlieue. Il va de quartier en quartier, il se promène, de grandes avenues en petites routes entourées de verdure. Et la caméra le suit, à moins qu'elle le précède : on ne saurait rêver d'une mise en scène plus simple et, en même temps, plus joyeuse. La beauté de Journal intime vient de sa liberté. Moretti, c'est le double inversé de Giuseppe Tornatore, autre réalisateur de la sélection italienne. Dans Une pure formalité, Tornatore tente de faire vivre son film. Moretti, lui, attrape la vie au vol. Il filme ce qu'il aime, et parce qu'il l'aime, nous le fait aimer. " Comme ce serait beau, un film fait uniquement de panoramiques sur des maisons ", dit-il. Alors, il en filme quelques-unes, dans ces quartiers qu'il énumère, comme si c'était de grands crus : " Garbatella, 1927 ; Tufello, 1960 ; Vigne Nuove, 1987 ; Monte-Verde, 1939... " Le revoilà sur sa Vespa. Il traverse un pont qu'il apprécie particulièrement : pas un jour sans qu'il y passe. Sur une petite rue déserte, il tangue de droite à gauche, comme s'il dansait. Danser, c'est le rêve de Moretti, depuis qu'il a vu Jennifer Beals dans Flashdance. Comme Journal intime est un film de rêve, voilà que la vraie Jennifer Beals apparaît sur le chemin de l'homme à la Vespa. Elle est vaguement étonnée, un peu effrayée par ce type qui lui dit qu'il aimerait danser : " Je pense qu'il est un peu zinzin ", dit, en anglais, Jennifer Beals à son ami. " Fou, moi ?, réplique Moretti. Non, non, zinzin, ça veut dire spécial, particulier, presque fou, mais pas encore. " (...)
Et la balade reprend. Toujours sur sa Vespa, voilà Moretti qui part sur les lieux où Pasolini, jadis, avait été assassiné et où, jusqu'à présent, il n'était jamais allé. Un long travelling de quarante-cinq secondes parcourt la plage d'Ostie, montrant des voitures arrêtées, peut-être abandonnées, et, au loin, des rochers, des baigneurs. La vie. La musique de Keith Jarrett (The Köln Concert) envahit l'écran. A nouveau, la caméra suit la Vespa de Moretti. Elle s'en rapproche, elle s'en éloigne. Moretti et Keith Jarrett semblent chercher l'endroit exact où Pasolini s'est éteint. On sent ça physiquement sur l'écran : Moretti qui cherche et Keith Jarrett qui semble l'aider, avec ses notes qui s'égrènent en cascade. Ça dure longtemps et c'est émouvant comme aucun plan-séquence ne l'a été depuis ceux de Cassavetes ou de Tarkovski. Et puis, au bout de trois minutes trente, la Vespa de Moretti s'arrête. Voilà, ce doit être là. La caméra se rapproche alors, doucement, du lieu du crime, tandis que, comme par miracle, les doigts de Keith Jarrett semblent s'arrêter une fraction de seconde une petite mort pour mieux repartir de plus belle... Journal intime est construit en trois chapitres. Trois errances. Dans la première, Moretti se balade de rue en rue, dans la deuxième d'île en île. Dans la troisième, de médecin en médecin. Sans se départir jamais de sa légèreté. Faire rire d'une maladie qui a failli vous faire crever, ce n'est pas simple. Eh bien, Moretti y parvient. Et c'est précisément parce qu'il la réussit avec cette grâce que sa charge contre tous les Diafoirus 1994 est d'une justesse qui donne le frisson. On sourit, on rit.(...)
Mais le plus beau, répétons-le, dans ce film qui ne cesse de l'être, c'est sa fluidité. Ces plans qui prennent leur temps, ces plans qui ne servent à rien, ces plans indispensables. Ce bateau qui semble glisser sur l'herbe, sur une musique nostalgique de Nicola Piovani, et qui disparaît, caché par un arbre, devant un minuscule Moretti qui le regarde s'éloigner. Un plan qui répond à celui où Moretti et son copain, debout sur un camion, effleurent la cime des arbres... En compagnie de cette caméra agile, on croise d'incroyables personnages. A commencer par Nanni Moretti lui-même, qui, pour la première fois, ne s'abrite pas derrière un double qui le masque. Non, là, c'est lui qu'on voit, un peu insupportable, vaguement mégalo, mais doué pour le cinéma comme il n'est pas permis et il le sait, l'animal ! Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait, tout ce qu'il montre est évident. Mine de rien, à sa façon, Moretti est un moraliste, comme Woody Allen. Il filme avec la même liberté, il aime Rome autant que l'autre aime Manhattan. Et, comme Woody, il voit dans ses contemporains des animaux étranges.(...)
L'important, Moretti est ferme sur cette question, et son Journal intime le prouve, c'est ressentir. Et c'est pourquoi si l'on excepte le chapitre 2, plus construit les épisodes 1 et 3 se ressemblent. Moretti filme charnellement son plaisir à traverser, sur sa Vespa, le pont qu'il aime et son angoisse à consulter, les uns après les autres, des médecins aveugles devant sa maladie. Tout se tient : ce film qui commence sur la joie de vivre se clôt sur la joie de n'être pas mort. A quoi se résume la philosophie de Moretti ? Boire un verre d'eau. C'est peut-être ça, la sagesse. Boire un verre d'eau, le matin. D'abord, ça fait du bien aux reins. Et puis, il ne s'agit pas de l'avaler comme ça, goulûment, sans y penser. Mais de réfléchir au miracle permanent qu'il y a à pouvoir boire un verre d'eau, chaque matin. Nanni Moretti nous regarde. La caméra s'élève un peu. Il nous fixe. Ses yeux brillent. La vie..."
Pierre Murat
Super film! Mais… il y a quelques petits problèmes de sous-titres. Des morceaux de dialogues manquent. Cher Universciné, peux-tu y faire quelque chose? Lire la suite
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Journal intime