"Man on the Moon aurait pu être un hommage appuyé, drôle et tire-larmes, une canonisation surprise ou un exercice plan-plan de biographie filmée. Dans ce genre où les vraies réussites sont rares, le danger est de récupérer la vie d’une personnalité hors norme pour lui trousser hypocritement un scénario sur mesure, en abritant un produit formaté derrière un coup de chapeau posthume et convenu. Il n’en est rien. Pourtant, le film raconte de manière assez littérale la vie d’Andy Kaufman, figure comique des années 70, mort précocement d’un cancer du poumon en 1984. Le temps de sa courte carrière, Kaufman parvint à redonner son sens au mot provocation et à mettre l’Amérique des médias en ébullition, le temps d’une saison de l’émission de télévision Taxi et de quelques combats de catch avec des femmes qu’il affrontait en direct sur le plateau, après les avoir copieusement insultées.
Milos Forman n’a pas vraiment cherché à éviter les écueils dont nous parlions. Il les a tout simplement, et superbement, ignorés. C’est peut-être ce qui rend son film si attachant, si peu tapageur dans ses effets malgré le personnage qu’il évoque. La mise en scène est l’objet d’une méfiance constante, elle est comme tenue en respect, doucement mais fermement pliée à ce que le cinéaste cherche à dire, et qui semble parler de soi. Kaufman, campé par l’imprévisible Jim Carrey, superbe de décontraction -et dont c’est à n’en pas douter le meilleur rôle-, aimait jouer les idiots du village. Il élevait le ridicule, la grimace et le déguisement à un niveau presque conceptuel, cherchant le décalage absurde, bien au-delà d’un prétendu critère humoristique. Naturellement, et de manière presque innée nous dit le film, il refusait toute bienséance, et même toute frontière entre la représentation et la vie. Son génie, vaguement surréaliste, pouvait passer par le tréfonds de la bêtise, mais il n’acceptait aucun critère de jugement, réfutait inconsciemment la notion même de « valeur », susceptible de former chez le public une attente. Ainsi, cet homme pour qui le spectacle était un constant déphasage traversait avec désinvolture tous les niveaux de représentation, solides repères du divertissement américain, du one-man-show au happening avec scandale prémédité (ou non), manipulant et dénonçant par l’absurde le narcissisme d’une civilisation."
Grégoire Bénabent