" ... Passé l’adolescence, qui n’est dans le film qu’une longue ellipse, comme si rien de nouveau n’avait pu se produire, que l’accoutumance et l’abrutissement, le perfectionnement et l’intériorisation de la contrainte (par un simple raccord, on retrouve Gavino exactement dans la position où il était plus de dix ans auparavant, allongé dans une fosse creusée devant sa cabane de berger, mort-vivant terré au fond d’une tombe), le récit reprend sur la jeunesse du héros, sur sa révolte et son réveil encore incertains.
Mais ce qui s’affirme alors c’est la dépendance économique du fils à l’égard du père. Ce père qui prépare sa succession, qui agit et calcule en sorte que Gavino ne soit plus seulement pour lui une main-d’œuvre mais devienne capable de prendre sa place, comme le veut le droit d’aînesse, à la tête de l’entreprise familiale dont le capital aura entre-temps fructifié. Le fils est un placement, un investissement : par un plan, avec toute la famille menée par le père, on se prépare à entrer chez un banquier et au plan suivant, mis bout à bout, comme de l’autre côté de la porte, Gavino commence son instruction militaire, volontaire dans l’armée sur les ordres de son père qui voulait qu’il apprenne ainsi les rudiments indispensables à son futur exercice du pouvoir.
Le désir se déclare peu à peu, dans la peur et l’angoisse, de passer d’une technique à une autre, puis d’une culture à une autre. Ce n’est plus d’efficacité immédiate dont il est question (se nourrir, traire les brebis, écouter les vents, se défendre du gel ou de la chaleur) mais de s’initier à un système de signes, pas moins complexe (comme le montrait si bien Kurosawa avec Dersou Ouzala), plus abstrait ou plus arbitraire, en tout état de cause radicalement étranger à l’expérience de Gavino Ledda. D’acquérir une intelligence différente des instincts enseignés par le père, une intelligence tournée vers l’expression, vers la communication : après la musique qui libère un peu de la pauvreté et de l’isolement, viennent la parole, l’écriture (en langues étrangère ou mortes : l’italien, non le sarde, le latin et le grec), l’électronique, la radio, la linguistique.
L’émotion du film est là : cet apprentissage des codes, manière de revanche contre la privation d’école, cette seconde mère, et contre la langue paternelle, Gavino le paie de son corps. Il se tranche les lèvres, d’abord, pour ne pas avouer son ignorance, comme autrefois pour ne pas avoir à répondre de ses actes (deux agneaux échangés contre un accordéon). Il se bande les yeux, se rend aveugle en se dirigeant au flair, afin de mériter une leçon d’italien. Il se blesse, se brutalise, il étudie malgré son corps, comme son père finalement le lui a appris, sous les coups, malgré le ridicule, l’épuisement, la promiscuité. On le voit, dans le but de s’isoler, réciter mot à mot un livre, assis dans les W.-C. de la caserne, pour bien indiquer que c’est une envie de régression qui l’anime, à la fois un rejet, y rompris du monde extérieur, et un énorme appétit, une boulimie de savoir (1).
Les Taviani aiment bien raconter des romans d’évasion, évasions par la parole et ses fictions dans Saint Michel avait un coq comme dans Allonsanfan, traversant ici les murs d’un cachot avant de se heurter aux réalités, et là débouchant sur la trahison la plus insidieuse, qui finit par prendre le héros à son propre piège (et même, autrement, le spectateur).
Dans Padre Padrone, Gavino Ledda n’a qu’une idée en tête, celle de s’évader, de s’en sortir, du pays natal et de l’omniprésence du père, de se sauver sur un autre terrain. Puisque lui n’a pas réussi à émigrer en Allemagne comme les jeunes de son village (...), Gavino se met à apprendre, à l’armée qu’il utilise à son avantage puis à l’université, ce que son père ne lui a pas appris et ce que son père ne sait pas. Il s’exile et se déracine, devient un autre homme, pour finalement revenir au pays, refuser de devenir ailleurs un privilégié et donner ainsi au père sa dernière victoire. Dans le dessein de ruiner le modèle patriarcal ou plutôt, du dehors, de le rendre moins inhumain ?, c’est ce que ne disent pas les Taviani, ce qui ne semble pas vraiment les intéresser.
Pour conter sa fable, donnant leçon d’espoir et de volonté, le film emprunte, en fait, la structure du mythe, comme d’une odyssée : un récit des origines qui paraît, à première vue, hors du temps, puis un voyage initiatique suivi d’un retour qui laisse pourtant le héros déphasé parmi les siens. Il résume le parcours d’un paysan devenu un intellectuel, tout en laissant de côté le déséquilibre que cela suscite et la transformation qui, à nouveau, pourrait en naître. Un cas de réussite, mais qui ne se prétend pas purement individuelle, car Gavino Ledda voudrait que son exemple soit suivi et que d’autres, aussi défavorisés que lui, y prennent leurs chances, puisqu’il est la preuve vivante que son exception, au risque de lui servir d’alibi, peut toujours devenir la règle.
Mais l’individualisme de cette aventure est bien, malgré tout, l’important : dès que des groupes ou des collectivités sont figurés dans le film, au montage et par la dureté ou l’ironie de la description, les vieilles métaphores grégaires, animales, apparaissent, pesantes et symptomatiques, envahissent l’écran avec insistance, comme naturellement, pour peu à peu faire place nette autour du héros, lui qui est plus beau que nature. Le contre-point de son ascension c’est, confusément, le cloaque, la cruauté et sa surenchère, la crudité, la sauvagerie ambiante, voire la bêtise. C’est dire l’ambiguïté, à l’instar du rire de la mère de Gavino, et le cours forcé, les aspects incertains et douteux en dépit de toute sa beauté, de la démonstration des Taviani, contrainte en quelque sorte de lâcher ou d’exhiber quelques monstres, de céder à l’obscénité, aux jeux du cirque."
1. Le récit, remarque Louis Seguin, « restitue une fiction minutieuse du marchandage (...) Plus encore, chaque épisode dans ce roman de la tractation, se surcharge d’un commentaire qui se démarque de toute littéralité, de toute glose, pour apporter à la fable de l’échange, au risque très calculé de la fausser, la monnaie imprévue de l’excédent ou du manque ». {La Quinzaine littéraire, 13-31 octobre 1977.)
Jérôme Prieur, "Nuits Blanches", ed. Gallimard